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  • : Le Massacre
  • : " On a qu'à appeler ça Le Massacre alors. " Mickaël Zielinski, Nicolas Lozzi, mai 2009.
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2 avril 2012 1 02 /04 /avril /2012 14:39

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      ♦♦

 

Technique ♦♦

Esthétique ♦♦

Emotion 

Intellect  

 

 

 

Figurez-vous que je suis né un 2 mars, ce qui est aussi le jour anniversaire de la mort de Philip K. Dick (je ne peux malheureusement pas être sa réincarnation, ou alors très tardive, car il s'est éteint en 1982 ; chienne de vie). A cet effet, un de mes meilleurs amis (Max, grâce te soit rendue) croit bien faire en m'offrant l'édition Folio du 1984 de Orwell. Restitution du dialogue (pour le contexte : une pizzeria désertée dans un centre commercial sordide, vers 22h ; un plat de pâtes pas dégueulasses succédant à un buffet immonde) :

 

MAX : Tiens Nico, je t'offre ceci pour célébrer ta venue en ce monde il y a plus d'un quart de siècle.

 

MOI (fébrile et inquiet car je reconnais le volume caractéristique d'un livre de poche sous l'emballage cadeau ; or, je suis libraire, et s'il est bien un présent à éviter de faire à un libraire...) : Ooooh, un liiiiivre. (J'arrache ruban et papier argenté). Qu'est-ce que c'est ?

 

MAX : un libraire me l'a conseillé. Je lui ai dit que tu étais amateur de science-fiction, et il m'a immédiatement orienté vers cet opuscule (il va de soi que Maxime, en vrai, s'exprime beaucoup plus mal que ça). Moi les bouquins, je ne connais pas trop, mais j'ai pensé qu'on pouvait lui faire confiance.

 

MOI (découvrant les titre et auteur d'une couverture vue environ mille fois) : ...

 

MAX : il m'a dit que ça raconte une société du futur dans laquelle tout le monde est fliqué en permanence...

 

MOI (le coupant) : Euh, oui... je vois vaguement de quoi il...

 

MAX : Ah, tu connais déjà ?

 

MOI (poli) : Je... j'en ai entendu parler. Merci beaucoup Max ! (Puis, une idée traversant mon cerveau énorme :) En fait, tu as eu une riche idée.

 

 

Eh oui, mon ami Max a eu une riche idée, pour deux raisons : 1) Je ne possédais même pas un exemplaire de 1984. 2) Même si je déteste relire un bouquin, il s'agit ici d'une oeuvre majeure, que j'avais bien sûr déjà lue tant elle fait partie des classiques de la SF, mais finalement, c'était il y a dix ans, et y jeter un regard neuf ne pouvait pas être une mauvaise chose.

 

Je me suis donc envoyé le roman, ai pu réviser certaines de mes opinions à son sujet, ai découvert des choses nouvelles et fatalement abordé l'oeuvre sous un autre angle avec une culture et une maturité supérieures à l'ersatz d'humain que j'étais lors de mes années de lycée. Cela m'a aussi aidé à découvrir que "remettre les choses à plat" en relisant un bouquin peut avoir des effets positifs, et il n'est pas impossible que je me réemploie à l'exercice un jour ou l'autre. Or donc, 1984, de quoi que ça parle ?

 

Winston Smith est londonien et il mène une vie de merde (vous aurez noté que son prénom est celui d'un célèbre Premier Ministre britannique et son nom de famille celui d'un économiste non moins célèbre et non moins britannique). On est en 1984, donc dans le futur puisque Orwell publie le roman en 1949 et le rédige l'année précédente, ce qui vient immédiatement éclairer le choix de la date : 1984, c'est la distorsion de 1948, un premier bloc nominal commun, et un second bloc aux valeurs inversée. La réalité du roman, la réalité diégétique, est similaire, cette date est non seulement un titre mais un indice, une clé qui permet de lire l'oeuvre : la vie de Winston Smith se déroule dans un monde basé sur celui qui environne l'auteur lors de la rédaction (l'immédiat après-seconde guerre mondiale), mais transformé, modifié comme si on avait poussé le curseur des totalitarismes politiques au maximum partout dans le monde. Là réside la distorsion.

 

Ce principe permet de clarifier tout de suite la position d'Orwell : le sujet du roman est le totalitarisme (anticipant de trois ans l'essai d'Hannah Arendt sur Les Systèmes totalitaires, admirez la performance), les exemples dont il s'inspire sont le communisme stalinien (surtout) et le nazisme hitlérien (un peu), et le roman sera l'objet d'une analyse de ce type de systèmes politiques, mais aussi une dénonciation, ensuite une alarme ("attention, ça peut arriver chez nous"), enfin une mise en scène du type de société et d'individus qui peuvent découler du totalitarisme. On ne peut pas dire que Orwell s'en cache. Dès les premières pages, on distingue une sage narration à la troisième personne avec focalisation exclusive sur le personnage principal. Les sensations d'angoisse et de dualité intellectuelle de ce dernier sont parfaitement bien rendues.

 

Très vite, quantité d'idées fusent : la figure omniprésente et "panoptique" de Big Brother ; le télécran qui non seulement surveille en permanence les individus mais encore débite en permanence la propagande débile du Parti ; le Parti, parlons-en, l'Angsoc ou Socialisme Anglais, une dérivée exacerbée du régime stalinien, qui se base sur la surveillance, le strict encadrement des sentiments et le contrôle de la pensée pour enraciner son pouvoir ; le moyen que choisit l'Angsoc pour arriver à ses fins : le langage, dont une note renvoyant à une annexe de fin d'ouvrage permet de saisir toute la subtilité. Et là, il faut aller à la ligne.

 

C'est sans doute la plus brillante idée d'Orwell et elle tient en deux points : 1) le langage façonne la pensée. Aussi l'Angsoc, au moment où nous accompagnons Winston Smith, met toute son énergie dans le déploiement d'une langue nouvelle, la "Novlangue", dont le principe est de réduire le vocabulaire à quelques centaines de mots aux significations figées et une dizaine de préfixe pour les altérer éventuellement (par exemple, les mots "agréable", "plaisant", "beau", sont ramenés à l'appellation "bon" dont l'inverse sera "inbon"). 2) la Novlangue permet l'action intellectuelle fondamentale de l'Angsoc : la Doublepensée. C'est le moyen de contrôle ultime puisque l'individu lui-même contredit, cérébralement, ce qu'il voit et constate (genre : le Parti nous opprime) en appliquant à ce constat la vérité théorique et fondamentale (le Parti a toujours raison). Winston, lui, parvient à se rebeller, avec ses petits moyens : il écrit des choses dans un livre vierge, tombe amoureux et fréquente son amante en cachette, cherche même à comploter contre le Parti en recherchant une légendaire "Fraternité" de dissidents auxquels il pourrait se joindre. On comprend que Smith fait partie de la dernière génération susceptible de réfléchir sans être complètement aliéné : il est assez âgé pour avoir connu l'avant-Angsoc et l'avant-Novlangue, et assez jeune pour n'être pas encore cadenassé par le système ou même "vaporisé", c'est-à-dire emprisonné, torturé et tué. Après lui, plus de relève, c'est fini. Et pour ne rien vous cacher ça finit mal.

 

Mais il y a néanmoins une note d'optimisme à mon sens : lors de la note sur la Novlangue dont on a parlé plus haut et qui survient après une dizaine de pages. À ce moment, on prend conscience que le narrateur, qu'on a pris pour un omiscient classique, est en fait moins vague que ça. En effet, il évoque Winston comme s'il appartenait à un lointain passé et que le roman consistait en quelque sorte à une "étude romancée" d'une époque révolue, comme si l'Angsoc n'était plus qu'un souvenir analysable et "historiable".

 

Mon petit regret concernant le roman d'Orwell, c'est sa maîtrise technique. Le divin anglais était sans doute un politologue averti mais sans doute pas un auteur de fiction confirmé. Il a eu le bon goût de choisir la formule narrative simple et pratique qui sert au mieux le déploiement phénoménal de ses idées. Je pense qu'il a bien fait de ne pas se lancer dans des systèmes plus complexes, dans une esthétique alambiquée ou dans une projection empathique totale, ça aurait peut-être foutu à plat la rigueur nécessaire au traitement des idées. Mais pour parler de "chef d'oeuvre", la maîtrise technique me semble nécessaire. Aussi pourra-t-on, pour 1984, établir évidemment qu'il est un parangon, un modèle ; peut-être pas un chef d'oeuvre de la littérature.

 

Un autre micro-regret peut-être. On considère généralement - à tort - que la SF signifie systématiquement "anticipation". De même, 1984 est souvent décrit comme tel : un roman d'anticipation. Il n'y a rien de plus faux. Orwell fait de la SF, c'est sûr, mais c'est une SF de constat et de distorsion, elle n'est pas et ne se veut pas prophétique. Eh bien c'est justement là que se loge mon regret : qu'Orwell ait su théoriser et illustrer le danger du totalitarisme, c'est très bien, mais au moment de la rédaction, stalinisme et nazisme sont apparus depuis longtemps déjà. Il leur oppose le capitalisme comme système "moins pire", on le devine, et surtout le libéralisme par opposition aux dictatures malveillantes. Si Orwell, en fin observateur des mouvements politiques, avait su prévoir la forme de totalitarisme beaucoup plus subtile et efficace qu'allait devenir le néo-libéralisme dans le sillage du capitalisme américain sauvage, il aurait fait non seulement un constat éclairé mais une oeuvre prédictive magistrale, une fiction réellement hors-norme. Il ne l'a pas fait. Et maintenant il y a la crise financière. Monde de merde.

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