28 mars 2010
7
28
/03
/mars
/2010
14:34
♦♦♦♦
Vous dirigez une célèbre collection de livres de poche spécialisés et vous ne savez pas quoi caser au mois de mars entre la réédition de Bloodsilver et le prochain Clive Barker ? C'est très simple : raclez les fonds de tiroir des nouvelles de Theodore Sturgeon, choisissez-en une grosse et une plus petite, mais qui soient bien toutes les deux (même si elles sont pas de SF c'est pas grave), assemblez-les, trouvez une illustration de couverture réalisée il y a trois ans par un tacheron quelconque pour un machin imbitable et jamais retenue, et paf : ça fait un Folio SF !
Ah ! Theodore Sturgeon. Sturgeon, pour moi, c'est tout simplement la découverture de la science-fiction. Cristal qui songe, je devais avoir 19 ans, et je commençais à comprendre ce que je lisais, et pourquoi c'était spécial. Les plus qu'humains ensuite, puis quelques recueils de nouvelles qui m'avaient énormément plu à l'époque. Le poids des ans me direz-vous ? ... J'ai relu Cristal qui songe l'an dernier et l'ai encore trouvé très beau, tout à fait emblématique des obsessions de l'auteur : la marginalité, délibérément exprimée et mise en avant, est présentée comme une transformation qui permet de prendre le dessus sur la ronflante Majorité consensuelle, ou bien de s'affronter entre monstres et mutants.
Pour la première fois j'ai donc lu du Sturgeon débarrassé de tout le vernis fantastico/science-fiction qui, pensais-je, faisait toute la force de ses textes. Les deux nouvelles qui composent ce recueil, comme vous l'avez compris, sont des récits purement réalistes et mimétiques (par oppositions à imaginaires et non-mimétiques comme j'aime à appeler ça), bien que publiés en Folio SF. "Un peu de ton sang", une novella bien calibrée, est franchement un des plus beaux textes de Sturgeon que j'ai pu lire. On est interpellé par le narrateur qui amorce directement à la deuxième personne, provoquant une implication du lecteur qui sert à faciliter l'impact de la "morale" (sur le mode : "ça pourrait être vous"). On est donc mis à contribution puisqu'on nous imagine en train de dénicher un dossier au nom de George Smith. Ce qu'on lit ensuite, c'est le contenu du dossier : du coup, la diégèse prend la forme d'un "récit clinique" semblable au Billy Milligan de Daniel Keyes par exemple (toutes proportions gardées bien sûr), récit clinique qui entend statuer sur le cas d'un malade mental de l'armée américaine, dont le comportement éveille des soupçons inavouables chez un psychiatre. Mais en plein milieu, une narration à la troisième personne qui raconte l'histoire dudit George Smith occupe la majeure partie du "dossier", et l'histoire devient d'autant plus saisissante que l'on comprend au fur et à mesure (grâce à quelques superbes passages de "glissement") que c'est George Smith lui-même qui raconte sa vie comme si elle était autre. Ce sont réellement les différentes échelles narratives (intro et conclusion à la deuxième personne ; récit épistolaire clinique ; récit intérieur distancié à la troisième personne) qui font la force et la beauté du texte, et d'une histoire banale de bouseux américain qui eut pu être fort chiante, Sturgeon fait une novella magnifique.
La seconde nouvelle, "Je répare tout", est belle aussi, un peu plus classique dans sa construction mais néanmoins fort bien troussée grâce à une sorte de refoulement de l'identification première, un machin très post-moderne (avant l'heure). En somme, cela veut dire que le héros/sauveur de demoiselle/personnage point-de-vue devient très brutalement méchant/oppresseur avec basculement de point-de-vue à la toute fin du récit (oui je sais je raconte tout). Entre les deux, un formidable talent pour manier la temporalité dans un huis-clos : on alterne des passages minutieux à l'action suspendue, tendue vers la possibilité de la mort, de la fin, saturés de détails et de précision, puis des périodes beaucoup plus longues (diégétiquement) de plénitude bourrée d'ellipses et très brièvement décrites. Pour autant, le rythme est manié sans problème et cette alternance de temporalité est traitée avec une grande fluidité.
Un jour, je vous expliquerai pourquoi Folio SF publie souvent n'importe quoi sans cohérence, mais souvent aussi des trucs biens qu'on est contents de lire, même si c'est court.